Il s’exprimait en marge de la Conférence ALL #AFFCameroon sur la lutte contre la désinformation en période électorale, organisée à Yaoundé les 27 & 28 mars 2024.
#defyhatenow organise une conférence sur les élections et la désinformation à Yaoundé cette semaine. Commençons par le commencement. Qu’est-ce qui a inspiré le focus de cet événement qui réunit plus de 300 participants ?
L’initiative #defyhatenow est mise en œuvre dans plusieurs pays d’Afrique, en particulier dans les régions touchées par des conflits ou en proie aux conflits. Le Cameroun approche d’une année électorale en 2025, et nous avons appris de l’expérience passée que nous n’avons pas besoin d’attendre jusqu’à cette date. Nous avons donc décidé d’orienter le discours public sur les élections, en l’examinant avant, pendant et après le processus de vote, en accompagnant les camerounais pour qu’ils apprennent à assumer leurs responsabilités civiques, en mettant l’accent sur la situation dans son ensemble. Cette année, nous cherchons à mobiliser les parties prenantes concernées en vue d’œuvrer à la stabilité sociopolitique, à la bonne gouvernance, à la démocratie et à la paix au Cameroun pendant les périodes pré-électorale, électorale et post-électorale. Cette conférence se veut donc le point de départ d’une série d’activités qui seront menées à l’approche des élections présidentielles, législatives et municipales au Cameroun. Nous travaillons à proposer des réponses plus efficaces, préventives et réactives pour guider les efforts futurs de protection de l’intégrité électorale et de prévention de la violence électorale. Forte du succès de la première édition en novembre 2022, la conférence de cette année vise à doter les participants des outils et stratégies nécessaires pour contrer la désinformation, promouvoir la vérification des faits et défendre les droits numériques face à des menaces croissantes.
L’une des principales méthodes que nous employons pour engager les jeunes c’est à travers la Bourse pour la vérification des faits en Afrique – #AFFCameroon. Cette formation trimestrielle est destinée aux journalistes, blogueurs et leaders communautaires sur les moyens de contrer la désinformation à l’aide d’outils de vérification des faits en ligne. Initiée en janvier 2020 avec seulement sept boursiers pour la première cohorte, nous avons à ce jour formé plus de 200 boursiers à travers neuf cohortes. Nous nous sommes rendu compte, selon leurs expériences, que la plupart des communautés ont accès à l’internet et à l’électricité, mais manquent de compétences en matière d’éducation aux médias et à l’information. C’est l’un des facteurs qui expliquent l’ampleur de la désinformation, car les internautes acceptent facilement comme vrai tout ce qu’ils voient en ligne. Avec les élections en vue, nous savons déjà que ce phénomène sera très répandu.
Une partie du thème porte sur les menaces numériques qui pèsent sur les élections au Cameroun. Quelles sont, selon vous, certaines de ces menaces ?
Tout utilisateur assidu des médias sociaux se rend compte qu’à certaines périodes de la journée, ou à l’approche d’un événement national majeur, il y a généralement une tendance sur les médias sociaux. Il s’agit soit de nouvelles de dernière minute provenant de sources douteuses, soit d’un contenu particulier présentant exactement la même syntaxe, les mêmes erreurs ou les mêmes photos qui inondent le cyberespace. Les gens s’enthousiasment lorsqu’ils voient des nouvelles à la mode, mais les experts comme nous ont la capacité de distinguer les informations simples ou inoffensives qui deviennent virales de celles qui le font avec une arrière-pensée. La période électorale est une étape critique dans l’histoire d’un pays. Ce processus est également marqué par un afflux d’informations, mais celles-ci doivent être examinées afin de prendre des décisions sur la base des informations vraies. Comprendre pourquoi, en tant que Camerounais, il faut s’inscrire sur les listes électorales, qui voter, comment s’organiser le jour J, que faire après la proclamation des résultats, etc. nécessite des informations. La manière dont les gens se comportent tout au long de ce processus dépend considérablement du type d’informations qu’ils reçoivent, qui peuvent être vraies ou fausses.
La plus grande menace numérique pour les élections c’est notre mentalité, en particulier lorsqu’on n’est pas préparé à trier le type d’informations qu’on reçoit. Il est courant de voir des personnes transmettre des informations dans des groupes whatsapp ou sur Facebook au nom de la “vérification”. Dès lors que vous transmettez une information non confirmée, vous contribuez à nourrir l’intention, qui est généralement négative. Dès lors que les gens ne se détachent pas de leurs émotions et ne reçoivent pas tout ce qu’ils reçoivent avec un œil critique, nous courons un grave danger. Tant que nous n’aurons pas décidé d’être les gardiens les uns des autres et de chercher à développer collectivement notre nation, nous contribuerons facilement à partager des informations qui peuvent détruire plutôt que construire.
Si les créateurs de plateformes numériques voulaient que nous publions sans contrôle, ils auraient pu faire en sorte que chaque texte apparaisse immédiatement en ligne. Mais non, il y a toujours un bouton sur lequel il faut appuyer pour que le message soit mis en ligne. Ce que j’essaie de dire, c’est que ce dernier bouton sur lequel il faut cliquer pour liker, commenter, partager ou publier est un frein qui permet aux internautes de vérifier et d’être sûrs avant de cliquer. Malheureusement, nous voyons des gens qui sont plus prompts à transmettre qu’à vérifier. Si nous continuons ainsi, nous aurions un flux d’informations incontrôlé qui pourrait plutôt conduire au lieu de faciliter le processus électoral.
Une autre menace est le sponsoring de pseudo-comptes pour diffuser un agenda politique ou s’attaquer à un adversaire politique. Internet a apporté le développement sur plusieurs plans, comme nous pouvons le constater, mais a également introduit d’autres formes d’inconvénients. Alors que les gens n’avaient accès qu’à une zone géographique limitée, ils peuvent désormais être vus dans le monde entier. De même, la désinformation qui était limitée à une petite zone se propage aujourd’hui à la vitesse de la lumière. Nous conseillons à tous les internautes de faire attention à leurs paroles et à leurs gestes pendant la période électorale, d’autant plus que nous savons que les mots ont la capacité de construire ou de détruire.
Comment pensez-vous que ces menaces peuvent être efficacement contenues ?
Il y a plusieurs façons de contrer les menaces numériques, en particulier pendant les élections. Il s’agit d’abord d’une prise de conscience individuelle, puis d’un désir collectif de ne pas nuire. Le fair-play devrait être le mot clé, c’est-à-dire que les élections devraient se dérouler sur un pied d’égalité. Malheureusement, ce qui se passe au Cameroun, c’est que la politique se joue sur des lignes tribales et religieuses. Par conséquent, plutôt que d’utiliser des idées axées sur le développement pour faire campagne, nous assistons à des attaques directes contre les adversaires sur la base de leurs tendances politiques ou religieuses. Etant des camerounais qui aiment leur pays, nous devons penser à l’avenir. Les mesures que nous prenons aujourd’hui pour résoudre un problème peuvent se transformer en un problème plus grave dans le futur. Par exemple, lorsque vous attaquez un adversaire en raison de sa tribu, vous ne pouvez jamais savoir de quelle tribu vos enfants choisiront de se marier à l’avenir. En tant que travailleur, vous ne savez pas où vous serez affecté un jour, et il se peut que ce soit dans la communauté que vous avez essayé de détruire dans le passé par la désinformation.
Lorsque nous participons à des sessions de sensibilisation ou de formation, nous rappelons toujours aux personnes que nous rencontrons à quel point elles admirent les générations qui les ont précédées. Cela les aide à réfléchir à l’image qu’ils aimeraient que la génération future retienne d’eux, car un pays ne peut s’améliorer que grâce aux politiques mises en œuvre, à l’action de ses citoyens ou à la manière dont nous choisissons de nous traiter les uns les autres.
L’autre volet des échanges portera sur la désinformation en période électorale. Quelle peut être la gravité de la situation et quelles en sont les conséquences ?
Quand on regarde comment les élections ont été trafiquées dans les pays du monde, on est obligé d’anticiper au Cameroun. Par exemple, le pays voisin, le Nigéria en 2015 et le Kenya en Afrique de l’Est pendant les élections de 2017 ont été témoins de campagnes d’influence d’organisations comme Cambridge Analytica pour faire basculer les élections via des plateformes numériques telles que Facebook, Twitter et WhatsApp. Des espaces numériques sont transformés en champs de batailles et où les récits sont façonnés, les alliances forgées et l’opinion publique modelée.
Se trouvant sur un continent où l’accès au digital est en plein essor et où l’utilisation d’Internet est dynamique, le Cameroun est la croisée des chemins. Les élections présidentielles, législatives et municipales de 2025 se profilent à l’horizon, jetant des ombres d’incertitudes sur la paix et la stabilité sociale. Nous devons non seulement accéder à l’information, mais aussi nous assurer qu’il s’agit d’une information utile. Nous ne pouvons pas ignorer les leçons de l’histoire, comme l’a montré la crise post-électorale de 2018 qui, sous l’effet de sous-entendus tribaux, a alimenté les tensions en ligne et hors ligne. Cela a créé un pseudo clivage ethnique et politique qui a conduit à l’émergence d’une rhétorique “Tontinard” contre “Sardinard”. Pour un pays qui se prépare à l’émergence d’ici 2035, de telles discussions ne sont pas saines. Comme nous pouvons l’imaginer à l’horizon 2035, les fake news et les discours de haine, s’ils ne sont pas pris en compte, inonderont la sphère numérique, accentuant la polarisation de la société et exacerbant les tensions. Les enjeux sont plus importants aujourd’hui. À l’approche des élections, nous devons renforcer nos défenses contre la désinformation et les campagnes d’influence, comme on peut déjà l’observer.
Comment les journalistes peuvent-ils contribuer aux efforts visant à lutter contre la désinformation, voire les discours de haine, qui circulent dans de tels moments ?
La première chose que tout journaliste responsable peut faire est de s’assurer que les faits sont exacts. Nous sommes des êtres humains, des erreurs peuvent donc se produire. Beaucoup de gens pensent que la désinformation ne concerne que les réseaux sociaux, mais je vais les choquer en leur disant que les médias traditionnels tombent eux aussi dans le piège. La meilleure façon de réduire la marge d’erreur est de vérifier encore et encore. Ne publiez pas tant que vous n’avez pas tous les faits pour justifier vos affirmations. C’est un choix risqué de détruire des vies et des familles simplement parce qu’on veut faire la une. Dès qu’un journaliste ou un organe de presse perd sa crédibilité, il est voué à disparaître.
A #defyhatenow, nous avons une approche des médias pour la paix et nous soutenons quotidiennement la presse dans son travail. Mais cela ne suffit pas ; il faut une réforme structurelle des organes de presse et des associations, avec un plan d’action clairement défini pour traiter ces questions. Malheureusement, la conjoncture économique ne laisse pas de place à l’excellence, mais nous voyons plutôt des individus formés, conscients des risques encourus, mais qui se complaisent à diffuser des fakenews dans leurs médias afin de « survivre ».
Idéalement, les organes de presse devraient élargir leur champ d’action et occuper l’espace numérique. On dit souvent que la nature a horreur du vide. L’essor du journalisme citoyen ne doit pas être considéré comme une menace, mais plutôt comme un appel aux organes de presse pour qu’ils sortent de leur sommeil. En adaptant leur travail à l’évolution des tendances, ils ne seront pas seulement plus compétitifs à l’ère numérique, mais ils renforcent également la confiance de leur public. Certaines personnes ne croient pas aux nouvelles, sauf lorsqu’elles proviennent d’un média particulier auquel elles sont attachées. Dès que cette confiance est rompue, il est généralement impossible de la regagner complètement.
Cette conférence doit certainement jeter les bases d’une réflexion continue sur les questions abordées. Quels sont les principaux résultats que vous envisagez ?
En février, nous avons organisé un atelier multi-acteurs afin de discuter de stratégies communes pour lutter contre les discours haineux dans les médias et sur les réseaux sociaux. L’événement était présidé par le ministre de la communication, René Emmanuel Sadi, qui a exprimé le soutien du gouvernement à de telles initiatives. Sur la base des recommandations clés, nous avons conçu cette conférence pour atteindre un public plus large. Nous avons l’intention, par le biais d’un plaidoyer auprès des autorités publiques, d’explorer des pistes de collaboration pour lutter efficacement contre la désinformation, tout en promouvant un meilleur accès à l’information. Nous sommes heureux de voir d’autres organisations de la société civile se joindre à nous dans cette lutte collective pour des espaces numériques sûrs en période électorale.
Nous envisageons également d’impliquer les organismes électoraux comme Elections Cameroon, les partis politiques, les institutions publiques en offrant notre expertise pour aider pendant cette période cruciale dans la vie de notre pays. Ce n’est que par une synergie d’actions que nous pouvons espérer obtenir des résultats durables sur le terrain. Nous sommes une organisation de terrain, notre équipe est jeune et nous travaillons avec une multitude de relais locaux qui peuvent volontiers contribuer à favoriser une atmosphère socio-politique pacifique alors que tous les regards sont tournés vers les Camerounais pour qu’ils prennent leur destin en main.
Une éducation et une sensibilisation massives sont nécessaires pendant cette période, raison pour laquelle nous avons invité les associations de médias à participer aux discussions. Grâce à leurs organes de presse, ils sont mieux placés pour faire passer les messages dans des endroits que nous ne pouvons pas atteindre physiquement. Leur rôle est essentiel dans ces moments cruciaux, surtout lorsqu’il s’agit de façonner l’avenir de notre pays. Nous attendons des participants qu’à leur retour dans leurs communautés respectives, ils mettent en œuvre ce qu’ils ont appris à Yaoundé.
Comment comptez-vous capitaliser sur les recommandations fortes de la conférence ?
Notre rôle à #defyhatenow est principalement de concevoir, puis de laisser les acteurs et les parties prenantes directement impliqués s’engager eux-mêmes. Nous poursuivrons les discussions au sein de petits groupes qui seront organisés en fonction des thèmes, des villes et des domaines d’intérêt sélectionnés. Mais nous ne voulons pas nous arrêter aux quatre murs d’une salle de conférence ; le vrai travail se fait sur le terrain. Nous avons l’intention d’atteindre les parties prenantes identifiées à travers les différentes étapes du processus électoral, et de partager nos conclusions avec les pouvoirs en place.
Que devraient faire le gouvernement et les autres parties prenantes, telles que les acteurs de la société civile et les hommes politiques, pour inculquer une culture de la paix en période électorale ?
Le gouvernement doit veiller à ce que les organes électoraux soient indépendants, d’autant plus que leur rôle dans la tenue d’élections libres et équitables est déterminant pour l’avenir. Toutes les parties impliquées dans le processus électoral doivent être impartiales et libres de toute ingérence politique. La seule façon de construire une société durable est d’impliquer toutes les parties prenantes aux niveaux appropriés afin de garantir l’appropriation du processus. Nous ne devrions pas attendre la date du scrutin pour nous précipiter et nous disperser. Les institutions publiques doivent mener des campagnes d’éducation des électeurs afin d’informer les citoyens sur le processus électoral, leurs droits et l’importance d’une participation pacifique. Les partis politiques et les candidats doivent bénéficier des mêmes opportunités et du même traitement afin qu’ils puissent s’engager dans un dialogue constructif et une résolution pacifique des différends.
En tant qu’acteurs de la société civile, nous pouvons apporter notre soutien en poursuivant notre travail de lutte contre les fausses informations et la propagande qui peuvent inciter à la violence ou manipuler l’opinion publique. Cela peut se faire par le biais de campagnes de sensibilisation du public et d’initiatives de vérification des faits. Les dirigeants politiques et les partis devraient s’engager publiquement en faveur de processus électoraux pacifiques et équitables, en condamnant la violence et les discours de haine. Les partis doivent sensibiliser leurs membres à un comportement responsable avant, pendant et après les élections. Nous avons la responsabilité collective de faire respecter l’État de droit, notamment en respectant les résultats des élections et en utilisant les voies légales pour exprimer leurs griefs. En nous engageant dans une campagne éthique qui se concentre sur les politiques et les idées plutôt que sur les attaques personnelles ou l’incitation, nous posons des fondations solides qui garantiront un développement généralisé.
Les organisations de la société civile ont de meilleures chances de surveiller le processus électoral, d’observer les bureaux de vote et de signaler toute irrégularité ou tout incident violent. Mais avant cela, nous devons engager nos communautés dans des activités de consolidation de la paix, telles que les approches ascendantes qui favorisent le dialogue, la tolérance et la compréhension entre les différents groupes. Nous devons éduquer les citoyens sur leurs droits et responsabilités légales pendant les élections, y compris sur la manière de signaler les violations électorales. Les médias ont également un rôle clé à jouer, en adoptant des médias pour la paix, des reportages impartiaux, qui jouent un rôle crucial dans la formation de l’opinion publique et des perceptions.
Ce n’est que lorsque les différents acteurs et parties prenantes partagent leur expertise de manière coordonnée, en travaillant ensemble, que nous pouvons tous contribuer à la création d’un environnement dans lequel les élections se déroulent de manière pacifique, équitable et intègre.
Propos recueillis par Laure Nganlay
L’Intégralité de l’interview publiée par Cameroon Insider, est disponible ici