Donald Tchiengue, Coordinateur des projets numériques de #defyhatenow, dans l’interview qui suit, parle de la bourse ‘Africa Factchecking Fellowship’, de ses réussites et de ses perspectives.
Pouvez-vous présenter la bourse #AFFCameroon à nos lecteurs ?
La Bourse pour la vérification des faits en Afrique, plus connue sous son dénominateur anglais Africa Factchecking Fellowship – #AFFCameroon est un programme de formation à la vérification des faits dédié aux créateurs de contenu et aux acteurs de la société civile. C’est un programme de l’initiative #defyhatenow menée par r0g_agency for Open Culture and Critical Transformation, financé par le ministère allemand des Affaires étrangères. Lancée en janvier 2020 sous le nom de #FactsMatter237, la formation trimestrielle est mise en œuvre au Cameroun par une organisation dirigée par des jeunes dénommée Civic Watch. À ce jour, nous avons eu l’ e privilège de former plus de 150 journalistes, blogueurs, créateurs de contenu, leaders communautaires et activistes des droits numériques. Les boursiers reçoivent des compétences et des connaissances pratiques en matière de techniques et de méthodes de vérification des faits, de journalisme de données, de collecte et d’analyse de données en ligne. Il convient également de souligner que nous profitons de ce programme pour donner aux boursiers les moyens de mener efficacement des campagnes de sensibilisation en ligne et hors ligne. Nous visons donc à leur fournir tous les outils nécessaires au renforcement des capacités, au networking et à la mise à disposition d’outils leur permettant de travailler plus efficacement à la détection des fausses informations. Il est également prévu qu’ils organisent et dirigent des initiatives d’éducation aux médias et à l’information à leur niveau.
Pour un programme qui vise à lutter contre la prolifération de la désinformation en ligne et hors ligne, comment évaluez-vous les résultats obtenus jusqu’à présent ?
Nous avons parcouru un long chemin. Il est encourageant de voir que le nombre de personnes qui prennent conscience des enjeux de la désinformation dans un pays comme le Cameroun augmente de jour en jour. Nous sommes plus ou moins satisfaits parce que la plupart des boursiers que nous avons formés aujourd’hui travaillent dans des organes de presse de renoms. D’autres travaillent avec des organisations qui ont un impact direct significatif sur le terrain, ainsi qu’aux niveaux national et international. Et nous sommes ravis, d’autant plus que #defyhatenow a réussi à se faire connaître comme l’un des principaux acteurs travaillant sur les questions liées à la désinformation. Nous voyons une vision qui a commencé timidement il y a trois ans avec 7 boursiers, grandir en nombre et en impact.
L’Africa Factchecking Fellowship – #AFFCameroon, à travers sa plateforme www.237check.org, contribue de manière significative au paysage de l’éducation aux médias et à l’information au Cameroun. Au début de la bourse, nous avons ciblé les journalistes et les blogueurs, parce qu’ils créent du contenu et ont un public qui les suit religieusement. Progressivement, nous avons inclus les créateurs de contenu sur les réseaux sociaux, les acteurs de la société civile, car nous avons réalisé qu’ils collectent et partagent des données, d’où la nécessité d’apprendre à trier les faits de ce qui est faux. Nos boursiers ont trois principaux livrables mensuels: la production d’un rapport de vérification des faits, la cartographie des tendances virales par le biais d’un rapport sur la santé des réseaux sociaux et la sensibilisation de la communauté sous la forme de rencontres spécialisées.
Le retour d’information direct que nous avons reçu des boursiers est qu’ils ont amélioré la qualité de leurs contenus, renforcé la confiance avec leurs communautés locales et, en particulier, qu’ils ont évité des erreurs professionnelles et des “ennuis” grâce aux compétences acquises en matière de vérification des faits. Par ailleurs, nous constatons que de plus en plus de personnes s’engagent personnellement à réduire le nombre de fausses nouvelles. Nous le voyons dans les types de messages, de commentaires ou même d’interactions dans les groupes whatsapp. Nous voyons des gens se transformer de spectateurs à des tisserands de la paix, en prenant la responsabilité de s’exprimer ou de réagir lorsqu’ils voient un contenu qui peut nuire. Nous sommes également heureux de constater que lorsque des événements liés à la désinformation se tiennent au Cameroun et à l’étranger, la plupart des principaux acteurs sont des boursiers que nous avons formés. En novembre 2023, nous avons organisé une conférence nationale sur la désinformation à Yaoundé, qui a rassemblé plus de 100 anciens boursiers, des experts, des autorités publiques, des missions diplomatiques et des géants de la technologie comme Meta.
Au-delà du Cameroun, nous participons activement à des discussions au niveau mondial visant à promouvoir la pratique du factchecking. #defyhatenow a été admis au sein du réseau panafricain Africa Fact Network, regroupant plus de 70 organisations sous l’égide d’Africa Check, la première organisation de factchecking du continent. #AFFCameroon nous a également permis de collaborer avec l’Africa Factchecking Alliance (AFCA) par l’intermédiaire de Code for Africa (CfA). Cette année, nous avons également mené un projet sur la vérification des faits lié au changement climatique et les questions connexes, financé par Meedan dans le cadre du Check Global Funding, qui a donné à nos boursiers l’occasion de travailler sur des thèmes spécialisés. Grâce aux invitations que nous continuons à recevoir d’autres parties prenantes, nous nous félicitons de constater que le travail que nous effectuons suscite l’intérêt des partenaires au développement. En avril de cette année, l’Ambassade des États-Unis à Yaoundé a organisé un voyage aux États-Unis sur la lutte contre la désinformation, avec 10 journalistes de différentes régions du Cameroun, dont quatre membres de #defyhatenow. Grâce à la recommandation d’Africa Check, #defyhatenow a participé à la conférence mondiale de deux jours de CFI Media & Développement sur la désinformation qui s’est tenue à Paris en juillet. Pour la deuxième année consécutive, nous avons assisté à l’Africa Facts Summit, ce qui nous a ouvert de nouvelles voies de collaboration au niveau du continent africain. En plus de l’impact direct avec des personnes sélectionnées, nous travaillons sur le développement de modules en ligne pour aider les utilisateurs d’Internet à acquérir des compétences pour favoriser la construction de la paix de manière individuelle. Notre principal outil de travail, le guide pratique contre la diffusion des discours de haine en ligne, comporte un chapitre entier consacré à la vérification des contenus partagés sur les plateformes numériques. Nous collaborons également avec un autre projet #defyhatenow connu sous le nom de #211Check qui opère au Sud-Soudan. Deux autres projets clés sont en gestation et nous pensons qu’ils contribueront grandement à remodeler l’éducation aux médias et à l’information au Cameroun et au-delà. Il s’agit de notre plateforme d’alerte précoce et de réponse rapide et d’une application en ligne fournissant des informations en temps réel sur les événements, même dans les régions les plus reculées du pays.
D’après les Success Stories citées ci-dessus, on pourrait croire que la gestion de cette bourse est une partie de plaisir. Y a-t-il des difficultés, et si oui, comment l’équipe les surmonte-t-elle ?
Les difficultés que nous rencontrons dans la mise en œuvre du programme sont sur deux volets : techniques et fonctionnelles. Au Cameroun, comme dans la plupart des pays africains, l’accès à l’information est un véritable problème. Il est donc difficile pour ces professionnels de produire des articles de factchecking de qualité et dans les délais. Dans certains cas, lorsque l’information est disponible, les sources refusent d’être citées pour des raisons qu’elles connaissent bien. Par conséquent, nous sommes obligés d’abandonner de nombreux sujets, même après avoir collecté des données pendant un certain temps. Nous sommes également confrontés à des difficultés liées au paysage médiatique de notre pays, en particulier à la chaîne de production de l’information, à la recherche et à l’analyse. La pratique du factchecking dans un tel contexte est difficile car les factcheckers sont perçus négativement par les acteurs politiques, en particulier ceux qui détiennent le pouvoir. Parfois, leur travail est considéré comme une menace lorsqu’il s’agit de questions politiques. Certains de nos boursiers ont même été mal perçus par certaines personnes, à cause des rapports de factchecking ou sur la santé dans les réseaux sociaux qu’ils ont produits.
Le deuxième obstacle auquel nous sommes confrontés dans la mise en œuvre de #AFFCameroon a plus à voir avec l’ignorance du sujet. Le fact-checking existe aussi longtemps que le journalisme, mais au Cameroun, cette pratique est encore largement méconnue. En effet, les journalistes sont toujours appelés à vérifier les informations avant de les partager. Cependant, de nombreux journalistes ne maîtrisent pas les techniques et les outils utilisés pour la recherche avancée sur Internet. Nous devons donc recommencer à former ces professionnels des médias, en commençant par le cadre conceptuel, l’introduction au suivi et à l’analyse des données en ligne, le reportage, la rédaction, etc. Jusqu’à présent, il n’a pas été facile d’obtenir l’adhésion attendue, en particulier de la part des professionnels expérimentés. Déconstruire ce qu’ils savent déjà, tout en les initiant à de nouvelles connaissances, suscite généralement des hésitations et le processus prend plus de temps. Cependant, nous avons une jeune génération qui est toujours prête à apprendre. Elle adhère facilement aux principes de l’#AFFCameroon et il est plus facile de travailler avec elle. Mais dans l’ensemble, lorsque nous parvenons à créer ce mélange intergénérationnel, nous obtenons des résultats très intéressants. Nous avons libérer la 8e Cohorte et immédiatement après, nous avons commencé avec la 9e, qui est actuellement en cours. Il est surprenant de constater qu’après le passage de chaque cohorte, nous nous rendons compte qu’il y a encore beaucoup à apprendre, sur la base de leurs particularités. L’idée d’obliger les boursiers à travailler en groupe a été l’une de nos principales stratégies. Ceci les permet de développer des compétences en leadership et au networking, et surtout parce qu’ils apprennent à surmonter leurs différences tout en recherchant les mêmes résultats.
Quelle est la pertinence d’un tel programme, surtout si l’on considère la nature coûteuse du financement d’une telle activité ?
Le Cameroun se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins et est confronté à des menaces sécuritaires provenant de différentes régions du pays. Dans un tel contexte, l’information est essentielle ! Je dis cela parce que des décisions éclairées doivent être prises afin de poursuivre le développement durable de tout pays. En l’absence d’information, ou en donnant de l’espace à la mésinformation, à la désinformation et à la mal-information, tout ce que nous aurons, c’est le chaos. Comme nous le constatons aujourd’hui, nous souffrons toujours des incursions de Boko Haram dans la région de l’Extrême-Nord. Nous voyons également la crise anglophone, qui entre dans sa septième année sans aucun signe de fin. Suite aux résultats du processus électoral présidentiel de 2018, nous avons réalisé que les élections pouvaient être des vecteurs majeurs de crise dans notre pays. #defyhatenow a lancé cette formation parce que nous sommes dans un pays en proie à différentes types de crises, le plus souvent alimentées par la désinformation et la mal-information. #AFFCameroon est notre contribution pour non seulement déconstruire les perceptions négatives que snous avons les uns des autres, mais aussi proposer des solutions pour consolider davantage la cohésion sociale. Grâce à cette bourse, nous avons pu réunir des personnes issues de milieux culturels, religieux et linguistiques différents. Les rapports que nous produisons et publions sur notre plateforme www.237check.org servent de portail d’information pour les décideurs. Tous nos contenus sont libres d’utilisation, à condition que nous soyons dûment crédités.
Le #AFFCameroon a donc formé plus de 150 boursiers opérant dans huit des dix régions du Cameroun. En quoi la Cohorte 9 sera-t-elle différente ?
Il est pertinent de toujours revenir à notre tâche fondamentale et principale, qui est la vérification des faits. Nous n’essayons pas de choisir quelles informations vérifier ou quelles informations ne pas vérifier, car toutes les informations méritent d’être vérifiées si elles ont un potentiel impact sur la communauté. La particularité de la Cohorte 8 était de miser sur l’ouverture de la pratique du fact-checking à des domaines spécialisés. Cela signifie que nous n’allons pas seulement vérifier les informations sociales et politiques, mais nous nous sommes également fixé pour objectif d’équiper les boursiers des connaissances nécessaires pour travailler sur des sujets tels que le changement climatique, les élections, la gouvernance, la santé, les arts et la culture. Avec le calendrier politique des deux prochaines années, avec la Cohorte 9, nous envisageons de nous concentrer sur la vérification des faits liés au processus éléctoral. Nous devons dès à présent préparer les esprits à traiter les informations qui leur parviendront afin qu’ils puissent prendre des décisions en connaissance de cause. Il est de notre responsabilité de contribuer de toutes les manières possibles au développement de notre pays. Notre vision est de promouvoir une société durable sans haine ni violence, une société dans laquelle chacun s’épanouit et qui favorise un sentiment d’appartenance.
Propos recueillis par Nadine Bindey, stagiaire en communication